Tout-Moun

© Laurent Philippe

Conception Héla Fattoumi et Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes – composition musicale et saxophone Raphaël Imbert – à Chaillot / Théâtre national de la Danse.

Le fil conducteur du spectacle se tisse avec la notion de Tout-Monde que défend l’écrivain Martiniquais Edouard Glissant (1928-2011) et titre d’un de ses romans. Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont découvert ses écrits en 2007 à travers l’appel qu’il avait lancé avec son confrère et compatriote Patrick Chamoiseau, en réaction à la mise en place d’un ministère de l’identité nationale. Tout-Moun signifie en créole tout un chacun, toute personne, tout le monde. A travers des essais, romans et textes poétiques, l’auteur analyse la notion de créolisation, qu’il traduit par l’imprévisible du monde, celle de confluence et de mise en relation des identités culturelles. A trois reprises on entend sa voix dans le spectacle.

Avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, la mise en relation des imaginaires se danse sur le plateau. L’équipe de danseuses et danseurs qu’ils avaient rassemblée en 2020 pour leur spectacle, Akzak, venant de différents points du monde, est la même. Ils font groupe et cheminent ensemble. Une danseuse de Martinique les a rejoints. Ce collectif est à la base du travail proposé par les chorégraphes et leur construction d’une nouvelle manière de regarder le monde à partir de cultures chorégraphiques très diverses. Dans Tout-Moun, il y a le geste et la parole chantée, l’image scénographiée, la musique et l’espace.

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 Le vocal est introduit à partir des spécificités rythmiques des huit langues maternelles des danseurs, et travaillé dans leurs sonorités singulières avec le saxophoniste Raphaël Imbert. Présent sur scène ce dernier signe la création musicale, et, à un moment du spectacle, devient chef d’un chœur polyphonique, permettant à ces voix et langages disparates, de constituer un Ensemble, faisant entendre, entre autres, comme un chant de travail. Imprégné de soul, blues, folk, chants populaires et free jazz, Raphaël Imbert travaille sur le rapport entre improvisation et nouvelles technologies. Il a mis au point et développé à l’IRCAM, avec Benjamin Lévy, le logiciel OMax, qui traite en temps réel les improvisations du saxophone joué en direct, qu’il capte. C’est autour d’un projet sur John Coltrane que la rencontre entre le musicien et les chorégraphes a eu lieu. Placé côté jardin, Raphaël Imbert se mêle aussi aux danseurs et donne souffle, voix, stridences ou notes graves, au cours des pièces jouées et de ses improvisations.

Différentes séquences forment le tableau chorégraphique d’ensemble. On commence par une séquence qui ressemble à des fonds sous-marins, des cordages tombent des cintres, cordages qui sont en fait des étoffes habilement roulées et qui, plus tard, deviendront filets de pêche puis voiles et à la fin, sculptures. Les danseurs entrent un à un et prennent des formes animales. Le grand écran tendu à l’arrière-scène donne le reflet de lumières sourdes éclairant comme une mission d’archéologie sous-marine à la conquête de mondes engloutis. Puis l’écran passe au rouge, et les styles des chorégraphies déclinent leurs variations, tout au long du spectacle, dans une impressionnante montée dramatique.

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D’autres séquences se déploient, dont l’une où la végétation luxuriante des Antilles recouvre le plateau, les danseurs et l’écran, où l’on croise l’arbre du voyageur, l’alpinia et l’oiseau de paradis. Une autre, la séquence finale, magique, où le sol découvre son atlas, écrit et dessiné comme sur un tableau noir sur fond de chant polyphonique, avec une voile-sculpture, qui elle aussi danse. Les costumes aux brillances plus ou moins prononcées, déclinés du gris clair au noir profond, sont très réussis à la fois tous différents et dans une belle unité (création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin). Le travail des lumières (création lumières Jimmy Boury) et de la scénographie vidéo (Éric Lamoureux et Stéphane Pauvret, collaborateur artistique, plasticien) qui montrent l’eau en mouvement, les braises du feu qui se dispersent et la végétation,  apporte à chaque séquence un environnement particulier et sert le propos.

Tous ces alphabets se fédèrent et forment un spectacle profond et sensible où beaucoup d’énergie se partage, où le ludique est présent, même si le thème de créolisation et de Tout-Monde n’a rien de nouveau et a beaucoup évolué. L’énergie est à la fois spontanée et canalisée pour servir l’ensemble. Il y a du rythme, du swingue – ça balance – de la technicité et de la grâce. Il y a de l’originalité, de la diversité dans la partition de chaque danseur, une grande liberté en même temps que beaucoup de précision.

Les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, qui co-dirigent le Centre chorégraphique national de Belfort, poursuivent en tandem leur route, qui a débuté en 1990. La quête d’altérité est au cœur de leurs recherches et ils se nourrissent des textes d’auteurs qui les inspirent. Ce furent au fil des spectacles Nathalie Sarraute, Clarisse Lispector, Antonio Ramoz Rosas, Roberto Juarroz, Adonis. Avec Tout-Moun, c’est Edouard Glissant, entre réflexion théorique et textes poétiques. Les danseurs avec qui ils travaillent et s’interrogent – et qui représentent si bien le métissage des arts et des langages – viennent de partout, des Caraïbes, d’Égypte, de France, du Maroc et de Tunisie : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni. Saluons ici leur virtuosité et leur énergie.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2024

© Laurent Philippe

Conception : Héla Fattoumi – Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni – composition musicale et interprétation : Raphaël Imbert (saxophone) et Benjamin Lévy (logiciel OMax) – collaborateur artistique, plasticien : Stéphane Pauvret – création lumières Jimmy Boury – création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin – direction technique Thierry Meyer – régie son Valentin Maugain – régie lumière Manon Bongeot – régie costumes Hélène Oliva. Production : Viadanse Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort / Direction Fattoumi-Lamoureux – coproduction : Chaillot/Théâtre national de la Danse, Scène nationale du Sud-Aquitain, Compagnie Nine Spirit. Tout-Moun a été créé en septembre 2023 pour le Festival Le Temps d’Aimer la danse, à la Scène nationale du Sud-Aquitain, à Bayonne.

Du 10 au 12 janvier 2024 à 19h30, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 Place du Trocadéro, 75116 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr